Un simple petit rectangle cartonné, 35 mm de hauteur, 45 mm de largeur, voilà le cadre imparti pour définir notre identité, prouver qu’il s’agit bien de nous. Cette représentation qui perdure depuis le XIXe siècle paraît totalement archaïque et pourtant le portrait photographique de face constitue encore notre identité officielle même en 2023.
Elle est censée résumer l’individu et permettre la reconnaissance par l’Autre, par la société toute entière. Ce sésame photographique, pris à un instant T, ne cesse de s’éloigner de nous au fil des mois ou des années mais qu’importe il valide toujours notre propre identité. Par cette photo, nous devenons aussi responsables de notre identité, nous devons la justifier à tout instant par ce bout de papier.
Aujourd’hui avec l’avènement du monde digital ce portrait désuet aurait pu disparaître, étonnamment il s’est au contraire démultiplié. Accessible à tous et à portée de main, chacun s’est emparé de cette image miroir et donne à voir de multiples versions de soi. Cette croissance presque délirante de notre reflet incite à de nouvelles définitions de la représentation de soi.
Historique: Du portrait à la photo d’identité
Une quinzaine d’années après la naissance officielle de la photographie, en 1854, un certain Eugène Disdéri conçoit une chambre noire à plusieurs objectifs qui lui permet d’associer plusieurs prises de vue sur une même plaque. Cette technique va réduire fortement les coûts et peut ainsi proposer le portrait-carte à ses clients à un prix abordable. Un vrai succès ! En 1864, Plus de 2 400 cartes de visite sont ainsi éditées quotidiennement par les ateliers parisiens Disdéri. Napoléon III succombe même à ces photos-cartes de visite pour sa propre propagande. Par ce procédé plus économique, la photographie va se démocratiser et ne sera plus l’apanage des fortunés. Ces portraits-cartes vont véritablement révolutionner la photographie. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, plusieurs milliers de portraits-cartes vont ainsi voir le jour.
Jean Poyet, peintre et photographe de studio à Épernay, va plus loin et sophistique les portraits en construisant de vrais décors : tentures peintes, drapés, végétations, fauteuils, la carte de visite photographique est plus élaborée, voire même repeinte, pour certaines.
De la photo carte de visite à la photo anthropométrique
Et si la mode du portrait-carte va décliner au début du XXe siècle, ce n’est pas par manque de popularité, bien au contraire, c’est la photographie d’amateur qui va prendre le relais. Les familles vont délaisser le portraitiste professionnel dont les tirages offrent moins de spontanéité au profit de photos prises dans le cercle intime.
Toutefois, cette photo-carte de visite va tout de même inspirer un jeune fonctionnaire du service de la photographie à la Préfecture de Paris. Alphonse Bertillon, en effet, découvre que les mensurations d’un individu (nez, oreilles, écartement des yeux, implantation de la chevelure, …) permettent une identification très précise. Le portrait d’identification juridiquede face et de profil voit donc le jour avec un cahier des charges rigoureux : fond uniforme, lumière diffuse venant de la gauche, cadrage aux épaules, sans retouche, regard horizontal droit devant. On est bien loin de la carte-photo de Disdéri ou de Poyet où la photographie faisait transparaître, à dessein, l’appartenance à une classe précise de la société avec toutes ces mises en scène. Avec Bertillon, la photographie se dépouille, devient individuelle, centrée sur le physique unique de chacun.
Des patibulaires à la société française toute entière
Cette technique « bertillonnienne » d’identification ne va plus seulement concerner les criminels, les nomades ou les étrangers mais la société civile française dans sa globalité. La loi du 27 octobre de 1940 indique que tout citoyen de plus de 16 ans est tenu de se faire délivrer par les autorités une carte personnelle comprenant son portrait et ses empreintes digitales. Cette exactitude documentaire, en format réduit de l’individu et en deux dimensions, fixe désormais une représentation de nous-même. La photo d’identité dans sa forme moderne vient de naître.
80 ans plus tard, il est toujours surprenant que notre identité soit toujours validée par ce petit format et même valable pour une décennie. Carte d’identité, passeport, carte vitale, inscriptions en sport ou en fac, permis de conduire, CV, trombinoscope d’entreprises, … les papiers administratifs qui régissent notre vie en société font toujours appel à cette photo sans expression, captée à un moment précis de notre vie.
La photographie de portefeuille
Les Rencontres d’Arles en 2023 ont présenté le travail photographique d’un studio de photo à Marseille effectué entre 1966 à 1985 et qui retrace l’importance de la photo d’identité comme premier élément d’intégration pour une population venue chercher un nouvel eldorado. Le studio Rex possède de nombreuses archives de ces photos de portefeuille dont on garde tous précieusement certains exemplaires. « De véritables images-talismans qui accompagnent ses porteurs, (…), témoins intimes de fragments d’affects qui laissent percevoir l’écume visuelle de mémoires sensibles, échouées en un lieu portuaire aux portes de trois continents. »
Des visages graves, des attitudes dignes et des tenues européennes à la mesure de l’enjeu qui se noue derrière ces portraits.
La photographie témoignage du succès, celle qui relate l’implantation d’une population étrangère et de sa bonne fortune, n’est pas sans rappeler celle élaborée par Poyet au XIXe siècle avec ses décors soulignant la même intention de donner à voir sa prospérité.
Photo administrative de 2023 : Que dit la loi ?
La loi de 2009 renforce le cahier des charges de 1940 : Le fond doit être de couleur claire mais le blanc est interdit. La tête doit être nue, les couvre-chefs interdits. Le sujet doit adopter une expression neutre et avoir la bouche fermée. Le visage doit être dégagé. Les yeux doivent être parfaitement visibles et ouverts. Les montures de lunette épaisses sont interdites, les verres teintés et avec reflets sont prohibés.
Avec toutes ces données, cette image de soi est souvent considérée comme une épreuve, voire une véritable trahison. Qui se trouve beau ou jolie sur sa photo de passeport ou de sa carte vitale ? La photo d’identité n’est pas celle que l’on a envie de montrer. En réalité, ce visage immobile, sans émotion, ne nous ressemble pas et ne témoigne pas de qui nous sommes réellement.
L’arrivée du Photomaton
Détournements artistiques de la photo d’identité
Cette fabuleuse machine qui immortalise notre bobine a suscité beaucoup d’engouements et les artistes n’ont pas tardé à s’emparer de cette photographie multiple pour lui donner une dimension jusqu’alors inconnue : André Breton, Magritte, Andy Warhol ou JR s’y sont collés avec bonheur et jubilation. Andy Warhol installe une photo-cabine dans son atelier la Factory et va créer sa première sérigraphie en couleur avec un collage de 36 portraits d’Éthel Scull. Cette œuvre de photos d’identité est aujourd’hui considérée comme majeure du Pop Art.
Autre projet artistique Inside Out : avec son camion-photomaton l’artiste photographe JR a tiré le portrait de tous ceux qui le souhaitent. Plus de 320 000 personnes dans plus de 140 pays ont participé à cette aventure créatrice, celle de réinventer son image et occuper l’espace public pour soutenir une cause ou une idée.
La photo d’identité festive et contemporaine
XXIe siècle : la surproduction délirante de notre identité
Le photomaton, ancêtre du selfie ?
Cette liberté joyeuse de la représentation de soi redéfinit d’une certaine façon notre identité. Avec l’apparition des smartphones dotés d’un appareil photo et la création des réseaux sociaux tels que Facebook (littéralement le livre des visages), Instagram, Twitter, des plateformes professionnelles comme Linkedin ou des sites de rencontres comme Tinder,… le nombre de portraits visibles sur la toile s’est rapidement démultiplié.
Autre élément qui va changer radicalement notre rapport à l’image, c’est le fait de se passer de la présence d’un photographe. Plus besoin de l’autre, tout comme le photomaton on peut désormais s’auto-photographier. La déferlante narcissique appelée selfie prend racine. Chaque « moi » est immortalisé, diffusé, balancé sur le monde virtuel. Tout le monde peut faire sa photo d’identité d’où il veut et quand il en a besoin.
Les facettes de nous-même constamment mises en scène
La photo de profil est modifiée en permanence, selon l’humeur, les voyages, les rencontres. C’est une mise en lumière de plusieurs « moi », véritable fragmentation de l’identité. Ce déploiement de l’image engendre de nouvelles définitions de l’identité et des représentations de soi, face à l’autre, face à soi-même, face à l’écran… On voit combien les enjeux autour de l’entité numérique et plus spécifiquement des photos de profils évoluent sans cesse.
Petits aménagements avec la réalité de notre physionomie
Il existe, à ce jour, des applications dédiées à la photographie, et plus spécifiquement à la photo d’identité et ses astuces pour l’embellir. Tricher sur son ovale du visage, le volume et la couleur des cheveux, agrandir son regard, supprimer l’acné, offrir un teint lumineux, tout est possible. YouCam Perfect, YouCam MakeUp, Pixtica ou encore Face App, sont des applis bonnes fées qui exaucent nos désirs et même au-delà. Notre photo de profil est relookée en version mannequin ou, plus simplement, est corrigée de ces petits défauts inesthétiques. Coiffure, maquillage, expression et couleurs déco sont révisés pour la bonne cause : nous rendre plus beau ou plus attractif que l’on est en réalité.
L’Intelligence Artificielle s’inscrit dans l’esthétique photographique
Le secteur se révèle si florissant qu’il n’est pas étonnant que l’IA intervienne et propose un véritable sur-mesure de la beauté photographique. BeautyPlus AI, est un éditeur de logiciels, tous dédiés aux selfies, photos, vidéos de notre production. Nous pouvons instantanément prendre de jolis selfies et les retoucher, supprimer les imperfections, expérimenter le changement de couleur de cheveux, le blanchissement des dents, affiner le visage et le corps, essayez des looks de maquillage tendance tout en supprimant l’arrière-plan.
Les outils de l’IA nous permettent même de créer des images incroyables comme nous dessiner en quelques secondes avec la caméra AI Anime ou le filtre Anime, transformer nos selfies en versions époustouflantes et surnaturelles de nous-même avec des avatars IA, supprimer sans effort les personnes ou les objets indésirables afin de nous concentrer exclusivement sur nous. Réalisez enfin nos rêves avec Body Editor : agrandir notre allure, affiner notre taille, nos bras, notre visage, pour créer de toute pièce une superbe silhouette. Libérer notre créativité comme l’éditeur le vante sans oublier, bien sûr, de poster nos nouveaux « moi ».
Et comme les excès suscitent toujours leurs contraires, l’apparition de l’application BeReal, tes amis pour de vrai vient contrebalancer cette réalité toute virtuelle et entend inverser ce processus délirant en invitant les utilisateurs à cultiver l’authenticité et supprimer tout artifice. Ce nouveau réseau social propose, en effet, de partager, une fois par jour, une photo non retouchée et infalsifiable. Un échange à la mesure de la vraie vie.
Dans un même esprit, l’application Be Fake vous invite, elle, tout au contraire à délirer mais en toute transparence. « It’s time to be fake ». On annonce la couleur et on encourage à trafiquer ouvertement et dans un esprit plutôt potache tous nos selfies.
L’avenir de la reconnaissance faciale
La photo, la vidéo, sont des territoires dans lesquels l’IA Un a su développer de nombreuses applications, souvent ludiques, mais d’autres champs d’applications de l’IA peuvent interroger notamment sur l’identification d’un individu.
La reconnaissance faciale développée par l’intelligence artificielle est bien éloignée de la méthode Bertillon et de notre petite photo d’identité. Les dispositifs de reconnaissance faciale sont de plus en plus utilisés, essentiellement à des fins policières, de surveillance et de sécurité publique. Les avantages sont aussi nombreux que les risques. On songe aux libertés individuelles, à celles d’aller et venir, de se réunir ou de manifester, de ne pas être discriminer ou encore de respecter la vie privée. Les risques d’utilisation abusive et les taux d’erreurs ne sont pas à négliger. Un outil à mettre exclusivement entre de bonnes mains, où la conscience sociale et l’éthique doivent être les uniques moteurs de son exploitation.
Conclusion
L’image de soi aujourd’hui a-t-elle toujours autant de valeur quant à la représentation de notre être ? Aujourd’hui, elle ne constitue plus vraiment une preuve valable de notre véritable identité. L’intelligence artificielle prend le relais à travers une reconnaissance visuelle bien plus sophistiquée. Est-elle à craindre comme le suppose le philosophe Edgar Morin lorsqu’il explique qu’avec le portable, le monde virtuel d’internet et la reconnaissance faciale, ces trois éléments offrent à n’importe quelle puissance les clefs de notre vie et de notre image ?