La toute première envie de partager une image est sans doute celle de transmettre
les sentiments qu’elle suscite en la regardant. Si les mots butent sur les limites de notre vocabulaire, la photographie prend alors le relais car elle permet d’abolir ces frontières et aller au-delà de notre raison pour toucher notre être et déployer des sensations que nos propres mots ne peuvent parfois atteindre. L’apparition ces dernières années des réseaux sociaux a mis à notre disposition des territoires extraordinaires pour faire circuler les idées, favoriser les échanges mais aussi partager des photos : esthétique ou dérangeante, intime ou d’actualité, icône ou symbolique, la photo quand on décide de l’afficher sur notre « mur », est un acte très signifiant car il dit beaucoup de nous-même.
Le réseau social, terrain d’expression XXL pour l’image
« La révolution numérique, explique André Gunthert, historien de l’image, va tout d’abord faire exploser l’image sur le plan de sa production et de sa mobilité. Le fait de voir des images, de faire des images, de les discuter, de les envoyer, de les mettre en débat, a produit en de très courtes années, depuis 2010-2011, une nouvelle compétence visuelle qui est venue se substituer à une éducation à l’image inexistante.»
Les spécialistes de l’image avaient des compétences expertes mais pas le grand public qui, lui, restait à l’extérieur et qui était finalement juste un consommateur de production visuelle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les internautes possèdent un regard aiguisé sur la photographie, disposent de logiciels ultra performants qui suppriment la case du laboratoire, accessible essentiellement aux professionnels de l’image.
Qu’est-ce qui provoque le partage ?
Aujourd’hui, les amateurs de la photographie collectionnent les images, souvent découvertes sur les réseaux. S’établit alors une sorte de bibliothèque personnelle. Et comme dans la bibliothèque de tout honnête homme, le choix des lectures révèle les aspirations intimes, les goûts et les univers qui enchantent son possesseur.
Les valeurs clefs du partage
Ce cabinet de curiosités visuelles convoque les émotions et liste les territoires qui nous animent : la beauté, la tendresse, la poésie, le wow effect, les souvenirs, les aspirations, les sursauts du monde ou encore le côté feel good, tout ceci constitue les fondements de ce catalogue intime, peut-être même une identité. Une sorte de selfie pudique et intellectuel, celui de notre être intérieur.
Exemples de photos partagées
Jeu ou défi perso ? Les déclinaisons ludiques du partage
Le jeu de la ritournelle photographique sur les murs des réseaux en est un autre exemple. Une connaissance digitale vous invite à publier une photo chaque jour pendant une semaine ou chaque dimanche pendant un mois. La sélection, traduit encore une fois, votre état d’esprit, votre culture, vos centres d’intérêts voire vos prises de position. L’ingrédient majeur de ce jeu, c’est certainement la volonté de transmettre. Donner à voir ce qui nous anime ce jour précisément. La photo diffusée est un indicateur d’un instant T de soi.
De viseur à viseur ? Le terrain de l’échange n’est pas seulement épistolaire
Autre dispositif existant sur les plateformes digitales, le dialogue sans paroles entre photographes qui s’échangent chaque jour une image. Une sorte de journal intime à quatre mains et deux smartphones. Là encore la photographie transcrit des informations au-delà du verbe. Cette relation quotidienne, et non épistolaire, dessine le profil saisissant d’une amitié, le fondement même du partage entre deux personnes, nourries par une même passion.
Partage sans signature : une certaine idée de la réappropriation ?
La plupart du temps la signature de celle ou celui qui a conçu la prise de vue n’est pas mentionnée car « les images, une fois comprises, explique André Gunthert, font l’objet de réappropriations, de détournements ». Ces images sont à l’épreuve d’une nouvelle conversation, celle que l’on a choisi. A travers l’acte de poster l’image à cet instant, on souhaite dire quelque chose aux autres et là, le copyright importe peu. Ce n’est pas tant l’œuvre photographique qui est appréciée mais ce qu’elle véhicule comme idée ou souligne comme propos personnel.
Autres territoires du partage
Qu’est-ce qui motive l’envoi d’une image plus dérangeante, celle qui fait un pas de côté? Est-ce pour nous convier à une réflexion plus profonde? Selon le sujet et l’intensité, l’image va susciter une réaction, bousculer, nous arracher à notre zone de confort, elle entend bien sûr nous faire réagir. On songe aux images plasticiennes de Joël Peter Witkin, élaborées avec de véritables corps humains, au travail photographique documentaire d’ Eugène Richards sur la toxicomanie aux États-Unis ou sur les homeless de Lee Jeffries.
Élargir son champ de vision, appréhender le monde dans ses dimensions heureuses ou sordides, tels sont les commandements implicites de ces partages. Ici, la photographie témoigne, capte un réel inconnu de nous mais une fois regardée elle vient s’inscrire dans notre culture visuelle de manière indélébile, tout comme la lecture des pages de Primo Lévi.
Partage hors zone de confort : possible ou parfois impossible?
Parfois la photo dérangeante transcende même l’information et devient icône d’un drame. Comment ne pas se rappeler de la photo de Nilufar Demir qui a tant circulé sur les réseaux sociaux et les médias classiques, celle du petit Aylan Kurdi échoué sur une plage européenne et qu’il nous est difficile de colporter à nouveau.
Image symbole : la photographie qui échappe à son auteur ?
L’image peut également échapper au photographe lui-même, venir percuter la conscience collective et interpeller quiconque la regarde. De photo, elle devient symbole. Elle souligne la douleur, l’empathie et toute une cohorte de sentiments. Celle-ci sera partagée puis re-partagée et les plateformes numériques concourent à la démultiplication de ces photos d’exception. Une circulation qui devient rapidement exponentielle. Ces images diffusées sur les réseaux sociaux n’ont besoin d’aucun sous-titre ni commentaire. « La force de ces photographies symbolise à elle seule l’échec que nous sommes en train de vivre » commente Virginie Spies, Le Nouvel Obs.
Devenir son propre rédacteur en chef
Le partage de ces images si symboliques fait circuler du sens, et de la part des usagers c’est une manière de s’approprier l’espace médiatique, de le reconquérir, d’envisager même une sorte de travail éditorial en temps réel comme le précise André Gunthert. Les réseaux sociaux ont clairement permis ce champ d’applications. Aujourd’hui, devant la méfiance des médias traditionnels, les internautes, avec les compétences acquises en matière d’images, ont compris qu’ils pouvaient s’emparer de cet espace et de le faire sien.
Bibliothèque privée ou publique ?
Cette circulation visuelle n’est possible que lorsqu’elle est s’applique d’usager à usagers, d’ami à amis mais elle ne peut s’élargir sur le champ public car la question du copyright revient légitimement sur le devant de la scène.
La force de l’émotion, vecteur majeur du partage ?
A l’issue de ces différentes réflexions autour du partage : son territoire d’expression, l’idée de se constituer une bibliothèque visuelle signifiante, les différents modes de transmission – que ce soit sous forme d’invitation ou de conversation – il serait intéressant de se poser la question du pourquoi ? Pourquoi cette envie de se connecter à l’autre ou aux autres à travers une image proposée souvent sans mot, ni phrase ? Le dénominateur commun ne serait-il pas tout simplement l’émotion ? Les photos qui suscitent ce sentiment sont les plus diffusées et à y regarder de près, on remarque que cette émotion doit être plus puissante et doit toujours nous dépasser pour que le partage ait lieu. Voilà sans doute la vraie raison du partage.
Et vous ?
Et vous, que voulez-vous raconter ou transmettre lorsque vous décidez de partager une image ?
Avec qui souhaitez-vous la partager en priorité ?
Votre choix sera-t-il gouverné également par l’émotion ?
Crédit Photo: Markus Winkler, DR , Eugène Richards , Lee Jeffries , Sergey Ponomarev and Corentin Fohlen.