A sa naissance, la photographie est devenue le témoin essentiel mais passif de la vie en société, de la famille, des événements qui jalonnent la vie. Puis elle s’est peu à peu affranchie de sa fonction première pour aller à la conquête du monde, pour appréhender différentes civilisations et porter un regard plus personnel. Sensibiliser le public aux territoires lointains ou aux populations méconnues avec un désir d’informer voire d’alerter. C’est une dimension qui va apparaître chez un certain nombre de photographes.
La photographie comme simple témoin va se transformer alors en manifeste, en porte-parole pour faire bouger les consciences, susciter des actes fondateurs, des engagements et même des lois. C’est une photographie militante qui voit le jour pour que l’ignorance ne soit plus une excuse. Elle s’investit alors dans de grandes thématiques sociétales et joue notamment un rôle crucial dans la représentation de la pauvreté. Rendre visible une réalité souvent négligée ou incomprise.
Les pionniers de cet outil de sensibilisation
La photographie de ces pionniers va permettre de donner un aperçu direct de la vie des personnes en situation de pauvreté. Elle met en lumière notamment la Grande Dépression, l’événement majeur, du début du siècle précédent, aux États Unis qui a jeté dans la rue des familles entières.
Comment ne pas avoir en mémoire le travail de la photographe Dorothea Lange avec son image Migrant mother ? Ce portrait saisissant en noir et blanc d’une femme éprouvée par le destin, au regard lasse, teinté d’inquiétude, encadré par deux silhouettes enfantines blotties au creux de ses épaules, et qui est devenue l’illustration symbolique de cette crise financière américaine. Dorothea Lange a su réunir en une seule image, toutes les conditions de vie, les émotions et la dignité de ces personnes percutées violemment par la pauvreté. Ce reportage est une commande de la Farm Security Administration (FSA) qui souhaitait éditer un ouvrage sur les ravages causés par cette grave crise.
Lewis Hine, sociologue et photographe né à la fin du 19e siècle, est un des premiers à s’attaquer aux conditions de travail et plus particulièrement à celles des enfants en usine en collaboration avec le National Child Labor Committee qui lutte contre l’emploi des enfants dans l’industrie lourde.
Pour lui, la photographie est une preuve. Il parcourt ainsi les filatures de coton, les usines et les mines, armé de son appareil photographique et capture ce qu’il ne supporte pas. Grâce à cette photographie, bien plus percutante que ces travaux de sociologue, il dévoile le quotidien de ces enfants et le diffuse largement dans la société américaine. Il maîtrise à merveille son outil de bonne propagande en cadrant à hauteur de visages, en faisant poser les enfants face aux machines disproportionnées. Il transcrit remarquablement sa vision, faite pour sensibiliser et susciter l’empathie du lecteur.
Dans son sillage, Bill Brandt s’attaque en 1926, aux travailleurs des mines de charbon du Nord de l’Angleterre. Sa signature photographique se traduit par des images volontairement contrastées où les noirs soutenus accusent l’existence tragique des mineurs.
L'image comme voix des oubliés
On voit là que la puissance signifiante d’une photographie est loin d’être négligeable. C’est une arme de décision massive. Les photographies peuvent être de véritables catalyseurs permettant d’infléchir des jugements. Elles favorisent l’émergence d’une conscience aigüe du sujet, forcent les structures du pouvoir à une réflexion moins technocrate et motivent les actions en faveur de plus de justice sociale.
1940, Gordon Parks est le premier photographe afro-américain à montrer et propager les injustices sociales de sa population. Misère, inégalité, racisme, son boîtier photo est là pour témoigner, pour ne pas oublier. Son reportage remarquable pour la Farm Security Administration va grandement contribuer à souligner le manque de justice sociale. “J’ai choisi mon appareil photo comme une arme contre toutes les choses que je n’aime pas à propos de l’Amérique : la pauvreté, le racisme, la discrimination.”
Une réalité en pleine face
Le travail de Sébastião Salgado, réalisé 60 ans plus tard que celui de Lewis Hine au cœur de la mine d’or Sierra Pelada au Brésil, questionne le rapport de l’homme au profit, la frontière entre l’humanité et l’animalité. On peut s’interroger si le monde a vraiment changé en un demi-siècle ?
Mary Ellen Mark est une photographe américaine qui s’est penchée sur le destin des personnes marginalisées, des individus et des familles vivant dans la pauvreté aux États-Unis. Elle offre une lecture saisissante des luttes quotidiennes des sans-abri, des enfants de la rue et des familles en difficulté. Streetwise est une série photographique qui suit des enfants sans abri à Seattle et notamment Tiny, jeune prostituée de 13 ans, qu’elle retrouvera des années plus tard.
Steve McCurry est connu pour son célèbre portrait de la jeune Afghane aux yeux verts publié dans le National Geographic. Le Moyen-Orient et l’Asie sont ses territoires de prédilection. Conflits, guerre et pauvreté, une trilogie funeste qu’il côtoie régulièrement.
Des photographies colorées avec une esthétique assez poussée qui parfois entre en contradiction avec la violence du sujet présenté. A travers ses images, il entend rendre hommage à la résilience des populations affectées. Le choix de la beauté et de la lumière dans ces images ne sont donc pas étrangères à cet appétit de survie.
Dans un même registre, citons également James Natchew, photojournaliste américain qui a couvert pendant près de quarante ans des zones de guerre et des crises humanitaires. À travers ses clichés, il attire l’attention sur les effets de la pauvreté extrême, de la faim et de l’injustice sociale.
Ses photographies marquantes, violentes ne laissent pas indifférent. Les enfers se succèdent : les orphelinats de Roumanie, la drogue au Pakistan, le choléra au Zaïre, ce photographe multi titré est de tous les malheurs et c’est à travers des cadrages impeccables que la fureur et l’enfer nous est donné à voir. Il offre une image du monde sans concession qu’il est parfois utile de voir.
Impossible de ne pas évoquer également le travail d’Eugène Richards que le quotidien Libération a prénommé dans un article, » le prix Nobel de la plaie« . Là aussi les destins cabossés sont en première ligne. Toxicos, malades psychiatriques, sans-abris, Eugène Richards les côtoient, vient s’inscrire sur la pointe des pieds dans leurs paysages afin de restituer une intimité, un quotidien désolé et désolant. Cette proximité qu’arrive à cultiver ce photographe très discret voire invisible, dessine sa signature visuelle.
« C’est ce que me disent souvent, après coup, les gens que j’ai photographiés. Ce qui me pousse parfois à m’interroger sur ma propre personnalité, si facilement oubliée » explique Eugène Richards, peu connu du grand public. Cadrages rapprochés au plus près des visages, cadrages décalés qui dirigent le regard vers un détail souvent insignifiant, à l’image de ces vies minuscules et bancales. Des vies chaotiques qui dérangent notre œil resté en zone de confort.
La photographie impliquée dans un engagement communautaire
Si la nouvelle génération de photographes est aussi engagée que la précédente, on la voit s’impliquer davantage et soutenir encore plus les communautés. Il ne s’agit plus seulement d’être les témoins de ces vies en déséquilibre mais d’intervenir dans leur vie, de lever même des fonds, grâce à leur travail photographique. L’idée étant d’offrir une autre perspective, un autre regard sur la vie afin de rebondir, de saisir la moindre petite occasion.
Stéphanie Sinclair est une photoreporter américaine qui lutte contre le mariage des petites filles partout dans le monde. A travers ses images, elle dénonce cette pratique ancestrale. Et pour donner plus d’amplitude à son témoignage, cette photographe a créé en 2012 une ONG « Too Young to Wed » qui permet d’asseoir une parole plus forte, plus investie. Tout en poursuivant son travail, elle engage aussi les jeunes filles à lutter en leur proposant des boîtiers photos pour qu’elles témoignent de leur quotidien. L’ONU, sensible à ses actions dynamiques, s’appuie sur son engagement pour bâtir des campagnes de sensibilisation auprès des États concernés.
En 2016, Cyrille Bernon, ce photographe, sensible aux actions humanitaires, part en tant que volontaire dans le camp d’Idoméni situé au nord de la Grèce, il y rencontre des familles épuisées mais heureuses d’être enfin sur le sol européen. La désillusion ne se fait pas attendre car l’Europe décide de fermer ce camp dans l’année. Devant cette population démunie, il décide de prendre ses boîtiers et de relater le désespoir de ces 5 000 enfants parmi les 15 000 réfugiés vivants dans des conditions inhumaines. Son reportage « Une enfance dans les camps » a été primé par deux fois.
Son engagement se poursuit en portant ce témoignage dans les écoles pour dire l’indicible et ne cesser de témoigner afin que la même génération enfantine européenne très privilégiée se souvienne.
Citons également François Legeait, autre photographe fortement impliqué sur ces populations forcées de quitter leur pays natal.
Ruddy Roye, autre photographe engagé qui vit à Brooklyn et témoigne du monde qui l’entoure. A travers ses portraits d’Afro-américains qui s’accompagnent toujours de textes poétiques, il tente de casser les préjugés et propose une véritable réflexion sur les êtres que la société à choisi d’ignorer.
Un regard sur la condition humaine qu’elle soit inscrite à New York, en Jamaïque ou à Cleveland.
Comme on le voit, la liste des photographes qui prennent fait et cause est très longue, impossible de les citer tous : Fréderic Noy qui s’est attaché à la communauté LGBT en Afrique de l’EST, Dominika Cuda, ancienne athlète de haut niveau qui soutient les jeunes athlètes manquant de moyen. Elle édite un calendrier annuel de photos, soulignant la beauté des corps athlétiques, et dont les bénéfices sont reversés à des œuvres caritatives.
JR, de renommée mondiale avec son projet d’art participatif, Inside Out, qui propose à chacun d’afficher son portrait dans les rues pour soutenir une cause, comme à Cuidad Juarez au Mexique où étaient placardés les visages de celles et ceux qui ont été victimes de violence ou de crimes.
Pour clore cette jolie liste d’artistes photographes engagés auprès des plus démunis, il y a une mention spéciale pour Dmitri Markov, photographe social russe, décédé en février 2024 qui a réalisé une fresque exceptionnelle sur ses concitoyens, bien éloignés des élites et des dorures moscovites. Éducateur de métier, bénévole dans un orphelinat, cet autodidacte de l’image, armé de son unique iPhone a su capter l’essence même de ses compatriotes, des exclus, des adolescents sans espérance, où l’alcool et la drogue se conjuguent au quotidien.
Une grâce dans le mouvement, une colorimétrie douce parfaitement maîtrisée rendent les scènes de vie de ces photos d’autant plus fortes et touchantes. Ce beau regard si singulier va terriblement manquer.
Conclusion
La pauvreté est un sujet tellement prégnant dans le monde d’aujourd’hui qu’il n’est surprenant que tant de photographes portent leur regard vers les vies touchées par ce fléau. Les crises politiques, les changements climatiques, la violence domestique, les guerres, les famines, les épidémies, la maladie, le chômage, … autant de ferments qui peuvent faire glisser dans la pauvreté des individus ou des familles.
Des concours comme celui du National Geographic (#EndPoverty) ou des prix tel que Caritas Photo Sociale ont permis de mettre en lumière ces témoignages essentiels sur cette réalité si peu représentée dans les médias d’une manière générale.
En 2024, l’association l’Œil Sensible élargit à d’autres acteurs et partenaires ce prix, intitulé à présent Prix Photo Sociale. Un appel à candidatures est lancé pour la 5ème édition 2025. A vos boîtiers !