Ses photos dénotent. Loin des images sportives habituelles, la française Corinne Dubreuil a inventé un nouveau langage pour traduire en photos sa passion pour le sport, le tennis en particulier. Depuis 30 ans, elle suit les grands rendez-vous que sont Roland Garros, Wimbledon et l’US Open. Sous son objectif, elle a vu se révéler des champions comme Roger Federer, Serena Williams ou Rafael Nadal. En adoptant des points de vue décalés, en jouant sur les ombres, en mettant en valeur la couleur, elle transforme les athlètes en œuvre d’art.
Est-ce que le sport s’est imposé comme une évidence dans vos photos ?
J’ai fait du tennis de mes 6 ans à mes 20 ans. J’aimais traîner au club. Mon père était un passionné de sport et j’ai toujours apprécié les émotions qu’il transmet. Cette passion m’a amenée à le photographier.
J’ai pris mes premières photos à 11 ans grâce à mon oncle, un photographe amateur, qui m’a prêté son appareil. C’était génial de pouvoir changer les objectifs, toucher les boutons et j’ai rapidement affirmer qu’un jour je serai photographe de tennis !
J’ai eu mon premier appareil, un Minolta X 300, à 13 ans. Je me suis inscrite dans un club photo qui m’a permis de faire des sorties photos en tous genres, de développer en labo, etc. Et dès que j’ai pu, je suis allée photographier du tennis.
En 1987, j’avais 16 ans et je me suis acheté une entrée générale pour Roland Garros. Sur le cours n°1, en forme d’arène, j’ai vu Chris Evert et j’ai tout de suite accroché. Avec une amie passionnée de tennis, nous avons essayé d’obtenir son autographe en cherchant dans quel hôtel elle séjournait à Paris. Elle nous a trouvées sympathiques et quand elle a perdu en demie finale, elle m’a offert ses chaussures et donné son numéro de téléphone au cas où je voudrais des places pour d’autres tournois.
Et je l’ai appelée ! Grâce à elle, j’ai eu des entrées pour l’US open, Wimbledon… Pour financer mes déplacements, je vendais mes photos 10 francs via les petites annonces de Tennis de France. Au fur et à mesure, j’ai rencontré des gens dans le milieu et, en 1988, j’ai vu mes premières photos publiées dans la rubrique Bruits de couloir de Tennis Magazine.J’ai réalisé mon rêve de l’époque en intégrant le journal en septembre 1990. J’y suis restée 13 ans.
Qu’est-ce qui est photogénique dans le sport pour vous ?
De manière conventionnelle, je pourrais répondre le mouvement. Il est magnifique à photographier mais je préfère l’émotion que procure le sport. Que ce soit une joie ou une frustration. La lumière est une autre composante déterminante de mes photos. Comme le tennis se joue essentiellement dehors, j’ai la chance de suivre le soleil toute l’année !
Je n’aime pas faire des photos attendues, comme de montrer la balle s’écraser dans la raquette. J’essaye d’avoir un regard décalé.
« Le mouvement est magnifique à photographier mais je préfère l’émotion que procure le sport. Que ce soit une joie ou une frustration. »
Jeux d’ombre, détails du terrain, moments suspendus. Vous amenez l’art, la poésie et la surprise dans le domaine du sport. Est-ce qu’il a fallu imposer ce regard ou bien vos photos ont-elles tout de suite séduit les journaux ?
C’est ce que j’ai aimé tout de suite : pouvoir faire des photos décalées. Dès que possible je suis montée pour capturer les ombres, les couleurs. Être au niveau du sol est moins intéressant à mes yeux, sauf pour les émotions. J’ai rapidement adopté ce style décalé et c’est aujourd’hui ce côté “artistique” que l’on remarque dans mon travail.
Dans vos travaux personnels vous capturez “l’heure bleue” sur les plages de Biarritz, ce moment où le soleil est couché mais la nuit pas encore établie. Qu’est-ce qu’il y a de différent à photographier la lumière qui glisse sur la mer et le sport de haut niveau ?
Ce sont vraiment des photos prises pour le plaisir, sans impératifs, sans stress. Juste l’adrénaline de capturer cette lumière éphémère, ce moment où un surfeur se détache en ombre chinoise. Dans ces images, comme dans le sport, j’essaye de montrer quelque chose avec un point de vue différent. Il est rare que je me dise que je viens de faire une bonne photo. Au besoin, je vais aller chercher ce point de vue différent.
Par exemple, quand j’ai photographié la finale des jumeaux Mike et Bob Bryan à l’US Open de 2014, j’ai voulu photographier le chest bump qu’ils faisaient à chaque fin de match. Je suis montée en haut du stade mais il y avait déjà plein de photographes. Alors je me suis décalée. Ils ont jeté leurs raquettes au sol et levé les mains en signe de victoire : j’ai pris leurs deux ombres identiques victorieuses avec les raquettes abandonnées. Une image qu’on a peu l’habitude de voir. Cette photo a remporté le grand prix du festival de photojournalisme Sportfolio.
Noir et blanc ou couleurs tranchées, vous utilisez l’un où l’autre avec la même aisance. Comment faites-vous le choix du noir et blanc ou de la couleur ?
Je décide après la prise de vue. J’utilise rarement le noir et blanc pour l’action. Je le garde pour les coulisses, les portraits ou l’émotion. Le noir et blanc est presque facile. La couleur est plus difficile parce que le sujet doit être fort. Il faut veiller à l’harmonie, aux couleurs, à la lumière. J’essaye d’être fidèle aux couleurs que je vois, ni trop chaud ni trop froid.
« La couleur est plus difficile parce que le sujet doit être fort. Il faut veiller à l’harmonie, aux couleurs, à la lumière. »
Vous faites des portraits de sportifs et des photos en plein jeu. Avez-vous une préférence pour l’un ou l’autre ?
J’adore les portraits. J’ai travaillé pour L’Équipe et l’Équipe Mag en freelance ce qui m’a permis de faire beaucoup de portraits et de rencontrer plein de sportifs. On a tous une idée préconçue avant de rencontrer quelqu’un. En faisant son portrait, on peut montrer une facette que l’on ne connaît pas mais qu’il faut réussir à attraper en 10 min, le temps du shooting…
Vous aimez l'interview de Corinne ?
Vous avez suivi le parcours de Rafael Nadal depuis ses débuts. Garde-t-on son objectivité quand on suit le parcours d’un champion dès le départ ? ou au contraire, c’est une richesse d’avoir ce background ?
J’ai eu de la chance : à mes débuts, j’ai connu les Sampras, Agassi… mais je n’avais pas assez d’expérience. Mais après, dans les années 2000, sont arrivés Serena Williams, Rafael Nadal, Roger Federer et toutes leurs victoires. J’ai eu le privilège de vivre cette ère fantastique. Je les connais par cœur : je peux anticiper leurs réactions, leurs gestes. Je sais quand ça va ou pas.
On s’attache. J’avais peur qu’après l’arrêt de Federer, Serena ou celui de Rafa qui est imminent, ils me manquent. Mais on a la chance d’avoir de nouvelles têtes, comme Alcaraz, Tsitsipas ou Coco Gauff qui sont très photogéniques et qui permettent de repartir à 0. Même si je n’aurais plus la même vibration.
Il ne faut pas oublier de mentionner Amélie Mauresmo ! Je l’ai photographiée la première fois quand elle avait 11 ans et je n’avais que quelques années de plus. J’ai eu la chance de suivre toute sa carrière et aujourd’hui nous nous voyons souvent en dehors du tennis : mon métier c’est ma vie, c’est une richesse !
Avec quel appareil et matériel travaillez-vous ?
J’ai commencé avec du Canon. Fin 1999, avec l’arrivée du numérique, la rédaction de Tennis Mag est passée au Nikon D1 et je n’ai jamais quitté la marque. Elle est très fiable et le service pro est super. Ils sont toujours là quand j’ai besoin d’un prêt d’objectif ou si je suis en panne. J’ai un Z9 hybrid pour le sport, un Z6 avec un fichier plus gros plus les ambiances et les à côtés. Jamais je ne reviendrai en arrière. J’adore l’idée de voir à travers l’appareil la photo qui va sortir et ne plus avoir à faire des essais. Je suis contente d’avoir connu le film, la mise au point manuelle, la diapo, qui te forcent à maîtriser la prise de vue. J’aime les photos bien cadrées et bien exposées pour passer le moins de temps sur le logiciel de retouche ensuite.
Très longtemps, j’ai eu un zoom 200-400 mm pratique pour le tennis où la polyvalence est importante. Mais je l’ai abandonné récemment pour un autre zoom Nikon peu connu qui est un véritable “caillou” comme on dit chez nous, une pépite : un 120-300 mm qui ouvre à 2.8 au lieu de 4 et offre une grande latitude pour l’arrière-plan. Je travaille à ouverture constante – 2.8 – car j’aime bien éliminer le fond et faire ressortir le personnage. J’ai trois autres optiques : un 50 mm f/1.4; un 105mm f/1.4 ; et un 24-120 mm qui ouvre à 4 pour les ambiances. J’ai abandonné le 70-200 mm car le 120-300 mm a suffisamment de latitudes.
Sur les gros évènements, les marques sont là et nous prêtent des optiques. J’emprunte parfois un 500 / 600 mais pas je n’en ai pas l’utilité tous les jours.
« Je suis contente d’avoir connu le film, la mise au point manuelle, la diapo, qui te forcent à maîtriser la prise de vue. J’aime les photos bien cadrées et bien exposées pour passer le moins de temps sur le logiciel de retouche ensuite. »
Avez-vous une routine dans le post-processing de vos photos ? Avec quel logiciel travaillez-vous ?
Ça peut doubler le temps de boulot quasiment mais j’y passe le moins de temps possible. Je fais l’editing sur Photo Mechanic en sélectionnant grâce à des couleurs les photos que je garde. Je légende et j’envoie à mes clients s’ils ont FTP via Photo Mechanic. Si j’ai besoin de recadrer ou si l’image est sous-exposée, j’utilise Photoshop. Pour le noir et blanc ou la dessaturation parfois, je passe par Lightroom.
Serge Philippot qui a suivi l’histoire du tennis notamment les années Federer, a été votre mentor. Qu’avez-vous appris auprès de lui ?
Il était passionné par ce qu’il faisait, rigoureux dans tout, organisé, bosseur. Il finissait ce qu’il avait commencé sans s’éparpiller. Il m’a appris la rigueur lors de la prise de vue, et à faire des choix lors du tri. Je suis contente de l’avoir eu pendant 13 ans à mes côtés, surtout à mes débuts.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune photographe ?
Quand j’ai commencé il y a 30 ans, c’était différent. Il était sans doute plus facile de faire sa place. Aujourd’hui même en étant mauvais, on peut toujours sortir quelque chose. Nombreux sont les candidats, rares sont les places. Et en plus avec le covid, il y a moins d’accrédités sur certains événements. Je ne dissuade personne mais je dis que ca n’est pas simple. Je conseillerai de commencer sur des petits évènements : dans un club de tennis puis après peut-être démarcher des agences qui peuvent accepter de prendre en dépôt vos photos. Elles les vendent parfois 1€ et vous touchez 0,20 €… On apprend aussi beaucoup en regardant les autres faire ou en allant voir des expos.
Cette interview vous inspire ?
Vous donnez des conférences aux jeunes photographes et lors des salons. La transmission a-t-elle une place importante pour vous ?
J’en ai fait au salon de la photo pour Nikon, dans des écoles également ou encore dans des magasins Pro comme Images Photo Bastille à Paris. J’aime transmettre et expliquer comment ça se passe en vrai. Souvent les gens ne voient que la chance que j’ai d’assister à des matchs ou de croiser les joueurs alors que c’est un travail. Il faut bosser de 10h jusqu’à 4-5h du matin avec 15 kg de matériel. Je ne me plains pas mais c’est la réalité.
Vous avez créé une galerie en ligne “L’heure bleue” où vous vendez vos clichés. Pourquoi avez-vous créé cette entreprise ?
C’est une simple galerie virtuelle. On peut trouver mes photos chez Jean Denis Walter qui me représente, organise des expos et vend mes photos. Je vous le recommande fortement.
J’ai créé L’Heure bleue pour mes photos de paysages faites au Pays-Basque ou je passe la moitié de mon temps : je trouvais dommage de les garder sur mon ordi et ça intéressait des gens de la région d’avoir un tirage.
Un de mes rêves est d’ ouvrir une galerie de photo à Biarritz mais je ne sais pas si c’est viable. À Sydney, où je vais souvent, j’ai découvert non loin de la plage de Bondi la galerie Aquabumps : un long couloir recouvert de photos de la plage prises tout au long de l’année, dans plein de formats différents. C’est ça que je veux faire !
Vous êtes très active sur Instagram, présente sur Twitter. Les réseaux sociaux ont pris une grande place dans l’exposition des photographes. Est-ce une chance selon vous ou un outil à double-tranchant ?
C’est une chance et c’est essentiel d’être présent. J’adore Instagram. Au début du confinement j’avais environ 10 000 abonnés mais je me suis fait hacker mon compte. Je suis repartie à zéro et aujourd’hui je suis à 14 000 followers. Les like ne sont pas importants, mais c’est toujours sympa. Et ça amène du travail, contrairement à ce que je pensais. C’est une vitrine essentielle à utiliser sans en abuser.
Quand je suis sur un tournoi, à la fin de la journée, je prends du temps pour moi. Je vais regarder mes photos et faire une sélection pour Instagram. C’est un moment de plaisir. Quand on travaille pour des clients, on propose un large choix d’images mais on n’est pas toujours d’accord avec celles qui sont retenues. Les publier sur Instagram calme ma frustration.