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Une analyse du photojournalisme à travers le regard de la photographe Marie Docher

Y a-t-il une manière particulière de représenter les femmes, notamment dans la presse ? Cette question fait partie des interrogations qui animent Marie Docher. Photographe et réalisatrice, chevaleresse des arts et des lettres, elle est engagée pour la visibilité des artistes femmes et des artistes racisé·es. Avec son collectif, La Part des femmes, elle s’est demandée s’il y avait un regard masculin dans le photojournalisme, entraînant un biais de représentation.

Lors d’une analyse des portraits dans Libération et Télérama, elle a constaté que 85% des 108 portraits de l’un ont été confiés à des hommes, contre 93% pour l’autre. Ce regard essentiel masculin comprend-il des biais ? Comment s’en détacher ? Comment cette analyse a influencé le travail de Marie Docher et comment travaille-t-elle la question de la représentation ?

Ce 8 mars, journée internationale des droits des femmes, est une belle occasion de s’interroger avec cette photographe qui n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat, tant à travers des études que son travail.

L’analyse du photojournalisme de Marie Docher changera-t-elle votre regard ? 01

Après analyse, 94% des photos de presse sont faites par les hommes

Vous avez analysé les photos de portraits de Libération et Télérama. Qu’est-ce qui vous a amené à faire cette enquête et quelle était votre intention ? Quels sont les grands enseignements que vous en avez tirés ?

Lors du deuxième confinement, avec mon collectif La Part des femmes, nous avons analysé un échantillon de la presse nationale française et constaté que 94% des photos étaient faites par les hommes. Or les photojournalistes affirment que leur regard est neutre. On s’est demandé si cet état de fait avait un impact sur nos représentations. Pour le savoir, nous avons choisi d’analyser les deux rubriques photo récurrentes et valorisantes pour les photographes : le portrait en dernière de couverture de Libération (quotidien) et l’invité de Télérama (hebdomadaire). 

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Notre intention était vraiment de comprendre si le fait que la photographie documentaire soit essentiellement masculine avait des conséquences sur les représentations. Ce travail nous a permis d’analyser plus de 1 000 portraits, et de montrer qu’il existe un véritable “male gaze”. Laura Mulvey, la réalisatrice britannique, a montré qu’il existe un regard masculin dans les films, pas uniquement porté par des hommes, mais par des femmes aussi. 

« On voulait savoir s’il y avait un “male gaze” dans la photo documentaire, dans le photojournalisme, dans le portrait de presse. Et oui, il y en a un. »

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Le résultat vous a-t-il étonné ?

Non, pas vraiment, parce qu ‘il y avait beaucoup d’aspects que l’on comprennait intuitivement. Sauf que là, on l ‘a réellement montré et on a même découvert des choses que nous n’imaginions pas.

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Les positions instables ou au sol sont réservées aux femmes, aux gays ou aux personnes racisées

Vous faites également une analyse esthétique de ces portraits et vous notez des similarités dans les portraits des femmes. Quelles sont ces similarités ?

Nous n’avons pas vraiment fait une analyse esthétique, mais une analyse des positions, des environnements. Nous avons noté des similarités sur certains portraits de femmes.

Exemple, lorsqu’on rassemble dans un même dossier les photos des personnalités photographiées au sol ou avec un point de vue extrêmement dominant du photographe, on se rend compte qu’à plus de 80% les personnes photographiées sont des femmes, quelles que soient leurs origines, classes sociales, métiers.

Et quand les personnes photographiées sont des hommes, alors ils sont gays, ou bien noirs ou arabes. Ce qui montre en creux que les hommes blancs ne se représentent pas dans des situations instables, ou des positions au sol. Mais ils n’hésitent pas à le faire concernant les femmes, les gays et les personnes racisées. Cela se fait de manière inconsciente.

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Les portraits d'hommes dans la presse

À l'inverse, quelles sont les représentations que l’on retrouve régulièrement dans les portraits d'hommes ?

Les hommes hétéros photographiés par des hommes hétéros – et aussi par des femmes – sont tous assez homogènes. Ils sont majoritairement représentés debout, assez bien plantés sur leurs jambes. On voit peu leur peau : ils ne portent pas de tee-shirt, de chemise ouverte, ne sont pas torse nu. Ils sont dans des positions stables, dans des tons uniformes de bleus, de gris, de noir. C’est le plus gros des stéréotypes – que l’on a failli ne pas voir – : les hommes blancs supposément hétéros sont présentés comme des hommes stables que rien ne distingue.

On retrouve ça dans les mariages où les femmes sont sommées d’être élégantes, d’avoir des tenues colorées, variées et différentes de la voisine. Alors que tous les hommes sont habillés pareil.

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Après l'enquête, 60% des portraits faits par des femmes

Votre enquête date de 2021. Est-ce que votre analyse a fait bouger les lignes ?

Oui fort heureusement. Cette enquête a eu de la visibilité, notamment grâce à la rédactrice en chef d’Arrêt sur Images [média numérique payant], Emmanuelle Walter, qui m’a proposé de faire une émission sur le sujet. Aucun des chefs photos des deux journaux n’a voulu participer. Seul le responsable photo de Mediapart, Sébastien Calvet, a accepté. C’était très intéressant car il a travaillé comme photographe, comme rédacteur photo chez Télérama et chez Libération. L’émission a été tellement bien que les abonnés ont demandé que la vidéo soit mise en ligne gratuitement. Dès le lendemain, les iconographes de Libération appelaient à tout va des femmes, des personnes racisées photographes pour dire que c’était un sujet important pour eux. Le mois suivant, plus de 60% des portraits étaient faits par des femmes…comme quoi il suffisait de le décider.

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Comment se perpétuent les clichés ?

Est-ce à travers la formation des photographes que les clichés se transmettent ?

Oui et pas que. Ils sont transmis par tout : par la publicité, les films… De fait, on vit dans un environnement extrêmement structuré par le male gaze, par un point de vue dominant des hommes. Même si des prises de parole émergent, des politiques publiques tentent de changer les choses, notamment dans le cinéma. Mais ce monde tourne en rond puisque dans les écoles de photo, ce sont les anciens photographes qui reviennent enseigner et faire des interventions. Ça tourne en boucle dans les livres photos aussi, comme l’écrit Ingrid Milhaud dans un article qui accompagnera la publication de notre étude à paraître vers le 13 mars.

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Prendre conscience des biais de représentation

Qu’est-ce qui change quand c’est une femme qui photographie, notamment quand elle photographie d’autres femmes ?

Souvent pas grand chose parce que les femmes sont dans le même bain, avec les mêmes références. L’important est de changer de point de vue et d’être consciente de ce qui se joue, du rapport que l’on a avec les gens que l’on photographie, de la manière dont on les photographie.

Il y a des femmes qui photographient comme des mecs et des hommes qui photographient différemment. Au-delà des sexes réels, ce sont des représentations mentales. Bettina Rheims photographie comme un homme, tout comme des gens moins connus. Avec cette émission, les femmes se sont rendu compte qu’elles reproduisent des stéréotypes.

L’intérêt est de porter un regard différent sur nos pratiques. Les hommes ayant structurellement des positions plus dominantes, il y a des aspects qu’ils ne voient pas et les femmes devraient pouvoir les montrer différemment. Pareil pour les noirs. Je le vois avec le livre que j’ai fait sur les lesbiennes. Je ne crois pas qu’une femme hétéro ou un homme hétéro aurait pu faire ce travail parce qu’il y a aussi des questions de confiance et de connaissance qui sont importantes et complexes.

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Co-construire ses portraits

Comment cette analyse a-t-elle influencé votre travail de photographe ?

Elle a eu une influence majeure. J’ai compris pourquoi, pendant longtemps, je n’ai pas fait de portrait. Je faisais d’autres choses parce que j’avais peur de mal représenter. Je fais partie d’un groupe social, sexuel – je suis lesbienne – et, comme toutes celles de ma génération, j’ai manqué cruellement de représentations. Quand il y en avait, elles étaient problématiques, faites par des hommes et pour un regard masculin. Donc je ne faisais pas de portraits. Les deux rédactrices photos de la revue La Déferlante savaient que je travaillais sur cette étude qui découd notre manière de faire et elles m’ont proposé de faire des portraits. J’ai beaucoup stressé mais j’avais compris quelque chose avec cette étude. Je ne travaille plus de la même façon.

Je travaille en prenant en compte les gens, en co-construisant les images. Par exemple. pour mon livre “Et l’amour aussi”, chaque personne a été photographiée où elle le voulait, comme elle le voulait. Il n’y a jamais eu de regard dominant, de contrôle. Ça a été une collaboration.

Cette interview vous inspire ?

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L'influence politique des photos

Votre dernier livre, "Et l'amour aussi", qui mélange photos et entretiens, a été déclenché par les débats en France en 2012 autour du Mariage pour tous. En quoi est-ce que votre travail photographique est politique ?

Mon dernier livre est né d’une commande sur la photo documentaire, faite à la BNF par le gouvernement, où j’ai été lauréate. Sinon je n’aurais jamais fait ce projet. J’ai voulu poser des questions parce que l’on a beau dire qu’une image vaut mille mots : c’est faux.

Pour les minoritaires, ça ne vaut pas. Il y a 10 ans, quand il y a eu les questions sur le mariage pour tous, on entendait beaucoup les gays, les femmes et les hommes opposés, mais pas les lesbiennes. Il était important pour moi de leur poser des questions et de leur demander comment leur vie avait changé depuis ces 10 dernières années après les évènements de 2012 qui avaient été très violents. Savoir comment nous allions. 

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Ce travail consiste aussi à porter un regard différent sur le portrait, sur la photographie, et ça c’est très important. Je parle avec elles d’intime et l’intime est politique.

En 2012, on a bien vu que ce qui concernait nos corps, nos familles, était jeté sur la place publique. Tout le monde avait un avis dessus et on ne nous demandait pas le nôtre. Il était temps que les lesbiennes aient des représentations positives et réelles.

« Rendre visible l’invisible et montrer des réalités qui sont minorisées, c’est politique. »

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Représenter les lesbiennes

Le livre regroupe plusieurs types de portraits : des nus, des portraits très posés ou pris dans l'action. Comment avez-vous construit vos images ?

Chaque personne a choisi d’être habillée, nue, nue sur une moto, dans la nature… Les portraits ne sont pas très posés. Les shooting étaient assez vivants. C’était des échanges assez joyeux. Les images ont été co-construites ce qui fait qu’il y a une grande diversité. Il n’y a pas de gabarit. Cela montre notre diversité.

J’ai en tête le travail de Zanele Muholi : elle dirige beaucoup la prise de vue, demande de placer le regard à tel endroit. Moi je n’ai pas du tout travailler comme ça.

« On est habité par des stéréotypes et il faut les questionner. »

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Est-ce que vous vous êtes posé ses questions de la représentation de la femme en photo dès le début de votre travail photographique ?

Non je ne me suis pas spécifiquement posé la question de la place des femmes. La question de la représentation des lesbiennes, ça oui, je me la suis posée.

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Représenter le corps et son vieillissement

Une autre de vos séries photographiques, "S'enforester", vous fusionnez le corps et la forêt. Comment ce retour à la terre a-t-il influencé votre vision du corps ?

Je n’ai jamais quitté la terre, j’ai eu la chance de naître en Auvergne et de grandir aussi bien en ville qu’à la campagne où je passais mes vacances et les mercredis, au bord de la forêt dans la montagne. Je porte la forêt et la montagne en moi. J’ai une relation très forte à cette région volcanique et les questions du corps sont apparues ensuite. J’ai beaucoup travaillé l’auto-portrait, une exploration que l’on retrouve souvent chez les femmes qui cherchent une représentation plus fidèle d’elles-mêmes.

J’ai été très prise par le militantisme depuis 2014. Ça a été beaucoup de travail et mon travail artistique et professionnel en a pris un coup. On n’est pas fémniste impunément, sans en subir les conséquences. Il y a 3 ans je me suis dit qu’il fallait que je reprenne pied dans l’art, mon plus grand moteur.

À mes débuts, j’avais une pratique assez poétique. Depuis j’avais beaucoup lu de théories féministes, notamment Camille Froidevaux-Metterie, philosophe qui s’interroge sur la place du corps de la femme. J’ai 61 ans, mon corps vieillit et cela questionne la représentation. Lors d’une résidence d’artiste en Finlande, j’ai eu le loisir de photographier mon corps. J’ai essayé de montrer, de façon assez poétique, le vieillissement, et un environnement naturel qui m’est très proche, la forêt, en gardant ce rapport fort. 

« S’enforester c’est garder ce rapport à la forêt. »

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Équipement

Quel type d'équipement utilisez-vous le plus souvent pour vos prises de vue ?

Un Canon 5D Mark IV, un 50 ml, un 100ml macro pour les portraits et un tube led pour la lumière dont je me sers rarement. Il m’aide à déboucher un peu les photos en intérieur. Je prends pas de pied. Pour ce travail de portraits, il ne faut pas impressionner. Pouvoir bouger rapidement, être très légère.

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Post-traitement

Retravaillez-vous beaucoup vos photos en post-traitement ?

Ça dépend. Pour une série comme S’enforester, il y a un gros travail puisque je mixe des images et sinon pour la série des portraits pas du tout, à part équilibrage des couleurs. Les fichiers pourraient être imprimés directement.

Conseils aux jeunes photographes

Quels conseils donneriez-vous à un(e) jeune photographe qui souhaite devenir professionnel(le) ?

Qu’il soit conscient que ce n’est pas un métier qui rapporte. Je lui dirais d’écouter l’émission d’Arrêt sur image, qui a eu beaucoup d’impact, pour interroger son regard. De lire le livre qu’on va faire sur le portrait photographique qui va évidemment marquer. On montre des choses qui n’ont jamais été montrées.

Le but n’est pas de dire ce qu’il faut faire mais qu’il faut se poser des questions. C’est très important de se syndiquer – pas à l’UPP – s’informer sur ses droits, ses devoirs, savoir faire une facture, comment se positionner face à une galerie, des acheteurs parce que ce n’est pas assez enseigné et cela met souvent dans l’embarras.

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Crédit photo: © Marie Docher

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Team CYME
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